Miknass Invitée d’honneur du dernier Festival d’Angoulême, Moto Hagio, pionnière du manga, légende vivante du shôjo, reçoit enfin un accueil à la hauteur de son talent. Les éditions Akata mettent l’autrice à l’honneur en publiant ses œuvres. Des œuvres qui questionnent et bousculent comme Barbara, l’entre-deux-mondes…
Impossible de résumer l’œuvre de Moto Hagio en quelques mots. Ses mangas entrent enfin dans la lumière, après des années passées à l’ombre des shônen manga. Moto Hagio est pourtant mondialement connue. Mais en France, les médias se sont désintéressés du genre shôjo et des autrices pendant de trop nombreuses années. Aujourd’hui, enfin, Moto Hagio fait les beaux jours de France info, du Nouvel Obs, des Inrocks, de France culture, du Figaro, de BFMTV, ou du journal Le Monde.
La révolution du shôjo est définitivement en marche. N’en déplaisent à certains documentaires, pas de révolution du manga sans shôjo manga. Moto Hagio bouleverse les codes dès le début de sa carrière, dans les années 70. Quand les éditeurs veulent la coincer dans les clichés, elle travaille hors cadre et explore la science-fiction, l’histoire, le fantastique, les conflits géopolitiques… Le cœur de Thomas, Le Clan des Poe, Ils sont 11 et Barbara l’entre-deux-mondes font partie des grandes œuvres de l’autrice. À travers sa plume, Moto Hagio nous questionne. Qu’est-ce que l’humain, cet être qui erre d’une terre à l’autre… ?
Errance entre deux mondes
Paru au Japon en 2002 (Shôgakukan) et en janvier 2024 en France (Akata), Barbara l’entre-deux-mondes explore justement ces terres enfouies dans les tréfonds de la pensée. Titre phare de la science-fiction, le shôjo est l’un des rares mangas à avoir remporté le Grand prix japonais de la science-fiction (en 2006). Akata a marqué le coup de la sortie française, en proposant un superbe ex-libris pour l’achat d’un titre de Moto Hagio publié dans sa collection Héritages.
Dans Barbara l’entre-deux-mondes, la réalité se perd dans le rêve, à moins que cela ne soit l’inverse. L’héroïne, la jeune Aoba Jûjô, n’y pense pas. Elle préfère profiter de ses journées tranquilles avec Mâ, Taka, Païn, maman Daïya et Senri. Et tant pis pour les pics de colère de papy-Tonnerre. Il n’aime pas vraiment les passe-temps de Senri, et aimerait le voir plus souvent les pieds sur terre. Mais Barbara est une île si enchanteresse qu’elle fait perdre la notion du temps. Du moins, dans les yeux d’Aoba.
Car les yeux des autres voient déjà des fissures. Ceux de l’enquêteur Tokio Watarai ne voient que des scènes de crime. Après 3 ans d’absence, l’homme revient au Japon pour une enquête. Les retrouvailles avec Kiriya, son fils, ne sont que de courte durée. Tokio est le seul à s’en émouvoir. Kiriya, maintenant étudiant, n’a que faire des élans d’amour de ce père trop souvent absent. Mais il l’avertit : sa nouvelle enquête est une horreur.
Tokio est justement connu pour sa capacité à s’infiltrer dans les songes, souvent horribles. Sa nouvelle enquête est un crime atroce commis dans la sphère familiale. Seule l’enfant a survécu, du moins, en apparence. Voilà 7 ans qu’elle dort tout en continuant de grandir… C’est elle, Aoba.
Quand Aoba rencontre Kiriya… où se termine le rêve ? où commence le cauchemar ?
Un shôjo manga qui casse les codes
Je parlais d’œuvre « qui bouscule ». Barbara l’entre-deux mondes est de celles-ci. « Voilà un titre qui dérange ! » ai-je pensé. La lecture du tome 1 m’a laissée avec une sensation de malaise. Le shôjo de science-fiction déroute, interpelle et secoue. Il commence comme un joli conte. Mais très vite, la cruauté de l’humain saute aux yeux. Elle disparaît tout aussi vite pour se planquer dans un bout de rêve, et attend de revenir tracasser les esprits avec des pulsions cannibales…
Tout ou presque dérange, dans Barbara : l’île semble trop parfaite pour être innocente. Aoba est-elle si pacifique ? À mesure que l’enquête de Watarai avance, le mystère s’épaissit et le rêve se noie dans le cauchemar. La vie de l’enquêteur est menacée. Les avertissements de son fils étaient-ils justifiés ? Comment Kiriya savait-il que cette enquête serait dangereuse ?
« Le monde de dehors est violent » nous disent les habitants de Barbara, tout en se gardant bien d’ébruiter leurs terribles secrets… Qui est « le violent » ? Qui est « l’innocent » ? Aoba aussi cache de grands mystères. Moto Hagio nous dépeint une jeune fille qui, sous ses airs charmants, cache un profil inquiétant. Voilà d’où vient le malaise. Aoba dérange. Mais n’est-on pas en train d’émettre un jugement partial, comme ces humains qui condamnent avec une version des faits altérés ? Comment discerner la vérité au milieu des songes cauchemardesques et des pensées humaines ? Telles sont les questions que se pose Tokio Watarai. Des questions qui le plongent ou l’enferment un peu plus sur l’île de Barbara.
Quelle œuvre ! N’étant d’ordinaire pas versée dans les récits de science-fiction, je me suis plongée dans ce manga avec une grande curiosité. Moto Hagio est bien une révolutionnaire du manga. Avec Barbara, l’entre-deux-mondes, l’autrice mêle habilement recherche scientifique, thriller, conflits familiaux, rêves enfouis, pulsions meurtrières, passé, futur, mondes imaginaires… On pourrait craindre une lecture difficile. C’est tout le contraire. Moto Hagio maitrise sa narration de bout en bout, et nous offre une toile unique, mosaïque troublante, peinture impressionniste. Le résultat est saisissant. Vivement le tome 2.
Crédits images : Barbara Ikai © Moto HAGIO / Shôgakukan / 2002
