On ne m’arrête plus ! Après La Femme-serpent d’Umezz, je continue mon approfondissement des récits horrifiques avec Le chat noir, un shôjo signé Hideshi Hino. Paru en février dernier chez IMHO, je reconnais qu’il est totalement passé sous mon radar… C’est désormais chose réparée ! Bien m’en a pris puisque j’ai énormément apprécié ma lecture – dans la mesure où c’est une histoire à l’ambiance sombre – et que celle-ci me donne matière à réfléchir sur divers sujets.
Ce one-shot est sorti dans la collection shôjo de l’éditeur Rippu Shobô, Lemon Comics. Il se compose d’un prologue ainsi que de 4 histoires (« Le ventriloque », « Un étrange mangaka », « Le garçon et le chien noir » et « Pépé et mémé ») compilées en un seul volume publié en 1979.
Avant toute chose, je tiens à préciser que si les clowns te mettent mal à l’aise ou t’effrayent, il vaut mieux que tu passes ton tour pour ce manga.
Il ne sait plus vraiment où il est né, mais ses premiers souvenirs remontent à cette période où il vivait, avec ses frères, à l’intérieur d’un tuyau situé dans une décharge en plein cœur d’une zone industrielle.
Plus téméraire que les autres, il osait se promener en dehors de leur abri de fortune. C’est à l’occasion d’une de ses expéditions qu’il fait la rencontre avec un trio d’enfants. Apeurés parce qu’il s’agit d’un chat noir, ils se mettent à le poursuivre. Les garçons aperçoivent d’autres félins, qu’ils décident d’emmener avec eux.
Le chat noir se retrouve ainsi tout seul, ce qui ne le dérange pas véritablement. Au contraire, cela le motive à sortir de sa décharge pour explorer le fascinant monde des humains. Nous le suivons donc au gré de ses déplacements de maison en maison, côtoyant des êtres très différents et dont le destin va être à jamais changé…
À travers les yeux d’un chat noir
Hideshi Hino a choisi de placer chaque histoire à travers le point de vue d’un chat noir, qui se fera appeler Noireau. C’est en effet lui le narrateur, et ce dès le début, constituant ainsi le fil rouge de notre recueil. Pour renforcer cette perception, l’auteur présente souvent les événements à hauteur de l’animal : les contre-plongées et autres effets de caméra sont légion. Ceux-ci provoquent presque une sensation de vertige.
Le recours à un chat noir n’est absolument pas anodin tant la symbolique de cet animal évoque le malheur et la crainte autour de lui. Les réactions qu’il provoque sont toujours très intenses, comme il l’explique au tout début. Nous avons d’ailleurs plusieurs occasions de le constater.
En dehors du prologue que j’ai rapidement résumé en guise d’introduction, chaque chapitre nous donne l’occasion de voir le chat dans un ménage en particulier, puisqu’il change de maison régulièrement. Noireau a certainement choisi de partager avec nous seulement quelques morceaux de ses voyages en terres humaines. Celles dont nous sommes témoins sont probablement les plus significatives pour lui.
La temporalité n’est pas complètement explicite. Aucune information de date précise ne nous est donnée en narration. Toutefois, le mangaka semble respecter un ordre chronologique dans l’avancée de son histoire. On le devine grâce à la mention de son prénom, attribué par le premier personnage chez qui il réside, et qui sera évoqué plus tard, dans le troisième chapitre.
Quant à la période, quelques autres indices viennent nous aiguiller. Nous nous trouvons au cœur d’un Japon industriel, en témoignent les nombreuses cases montrant les cheminées des usines qui décorent le paysage. Les maisons restent dans un style plus traditionnel, à la différence des buildings de la ville. De même, on peut apercevoir un poste de télévision, typique des années 1960/1970 : son tube cathodique entouré d’un coffrage en bois.
Les ressorts de l’horreur
Avec Le chat noir, nous ne sommes pas sur un récit qui effraye tant que ça. Attention, je ne dis pas non plus que les événements qui s’y déroulent sont joyeux. C’est même tout le contraire en réalité.
Chacun des protagonistes est écorché d’une manière ou d’une autre par la vie. Que ce soit le clown raté, le mangaka d’horreur, le petit garçon ou le couple de personnes âgées, iels se retrouvent tous dans une condition de solitude – voulue ou subie – importante. Cette marginalité qui les caractérise forme en quelque sorte le terreau de l’effroi qu’iels vont connaître.
L’auteur ajoute à cela de nombreuses situations grotesques, au sein desquelles il instille du malaise. C’est par exemple le cas de la première histoire, qui s’intéresse à un homme d’âge moyen qui occupe le poste d’ouvreur dans un cirque. Il vit seul, passe son temps à boire car son numéro ne fait pas rire. La relation qu’il va entretenir avec son outil de travail sera très vite malsaine.
Et par la même occasion, toute son apparence lui donne une posture ridicule : son visage de clown, le cliché du poivrot avec son gros nez, etc. Quelque part, ils représentent ce qu’on ne voudrait pas devenir. Ils nous font peur parce que nous n’aimerions pas nous retrouver dans leur peau, un jour ou l’autre.
Certaines scènes nous font grincer des dents comme lors de la toute dernière histoire. La violence verbale et physique sont ici à leur paroxysme, ce qui donne un côté tout à fait exagéré. Les deux vieilles gens ont une méthode de fonctionnement tellement particulière dans leur couple, qu’on ne sait pas jusqu’où ils vont s’arrêter. À cela s’ajoutent des visages totalement caricaturaux sur les personnes âgées : taches de vieillesse, lèvres absentes car striées de rides, yeux qui louchent, etc.
Par ailleurs, Hideshi Hino nous aide à nous interroger sur ce qu’est l’horreur. Est-ce que c’est forcément un événement qui fait peur au premier degré avec des monstres, du sang, etc. ? Ou est-ce que ça ne serait pas plus profond au final ? Cette réflexion s’opère tout le long du tome, bien que l’élément déclencheur se produise dans le chapitre intitulé « Un étrange mangaka ». En tout cas, c’est ainsi que j’ai perçu son utilité, en plus de la mise en abyme façon spirale infernale.
Sans trop en dévoiler, Noireau s’installe chez un auteur qui vit reclus dans une maison mal entretenue. Ce dernier planche sur une histoire pour le numéro spécial manga d’horreur d’un magazine. Son éditeur retoque son pitch, qu’il ne considère pas comme effrayant. C’est là où le dessinateur lui déclare qu’il n’a pas compris ce que cela représentait : « Tu n’as aucune idée de la vraie nature de l’horreur ». De quoi méditer, n’est-ce pas ?
Réflexions sur la nature humaine
Le chat noir nous offre de formidables réflexions sur la nature humaine, du moins sa face cachée. Bien sûr, ce manga est à destination d’un public plutôt jeune. Mais à la manière des contes qui mettent en garde sur les dangers, les messages sont tout à fait compréhensibles, quel que soit l’âge et le niveau de maturité.
Hideshi Hino profite de ses récits pour nous dévoiler la part d’ombre qui se cache en chacun·e de ses différent·e·s personnages. En surface, iels ne ressemblent pas à des monstres ni à de véritables psychopathes : iels ressentent des émotions, souvent très vives, presque de l’ordre de l’exagération.
Pourtant, tout comme Noireau nous constatons leur lente descente aux enfers, qui les entraîne à un point de non-retour. Personne ne peut plus rien pour eux (j’exclus la grand-mère à dessein) tout comme eux-mêmes ont atteint leurs propres limites. Chaque fois, la chute est magistrale car bien qu’espérée, elle reste abrupte. Nous avons à peine le temps d’assimiler ce qu’il vient de se passer que l’on change de maison.
Parallèlement à ça, l’univers qui se dessine est assez sombre et déshumanisé. On voit des foules sans visages définis, des gratte-ciels qui se dressent en arrière plan. Et comme j’en ai parlé en première partie, les industries sont légion. Le ciel est obscurci à cause de leurs fumées, certainement fort polluées, qui ajoutent à l’atmosphère inquiétante des lieux.
Totale découverte et complète surprise, Le chat noir m’a énormément plu ! Même si je n’ai pas été forcément touchée par chacun des récits de la même manière, j’ai apprécié les portraits présentés par Hideshi Hino, avec pour témoignage un chat passionné par les êtres humains. L’auteur nous offre une double lecture intéressante qui donne matière à réfléchir.