« Chef d’œuvre de Moto Hagio, Le cœur de Thomas, publié en 1975, fait partie de ces titres qui ne vieillissent pas. Certains boudent les « vieux » mangas, jugeant leur dessin et leur histoire datés… Mais, qu’il soit des années 70 ou d’aujourd’hui, un bon manga reste un bon manga. Avec son dessin envoutant, sa construction originale (l’histoire n’est pas divisée en chapitres) son scénario dramatique et captivant, Moto Hagio présente les tourments de ses personnages. Aujourd’hui encore, son œuvre reste une histoire forte, et bouleversante.
Allemagne de l’ouest. Un drame secoue le paisible internat de Schlotterbetz. Un élève, Thomas Werner, est brutalement décédé. Bien que rapidement révélée, la cause de la mort suscite les interrogations de certains écoliers. Figure modèle de l’établissement, Julusmole Bayhan, dit Juli, semble particulièrement affecté. S’il parvient à duper ses camarades, il n’arrive pas à tromper son ami, Oscar Reiser. Lorsqu’un nouvel élève, Eric Von Früling, débarque dans l’établissement, la détresse de Juli s’aggrave : Eric est l’exact portrait de Thomas. Pourquoi l’élève est-il si horrifié ? A-t-il un lien avec la disparition de Thomas ?
Le cœur de Thomas est souvent appelé « œuvre fondatrice du shônen ai ». Il est vrai que son auteure, Moto Hagio, est l’une des premières à avoir exploré la romance entre adolescents. Cependant, à la lecture du manga, on se rend compte que la thématique de l’homosexualité sert une véritable réflexion sur la difficulté d’être soi et la quête du bonheur.
Personnage à part entière, Thomas incarne une forme d’amour pur, débarrassé de ses préjugés. A aucun moment l’on insiste sur le fait qu’il soit tombé amoureux d’un garçon. Ce traitement particulier de l’amour est riche en enseignements.
Thomas, c’est aussi celui qui révèle la véritable nature de chacun, qui met l’âme à nu. Mais il n’y a pas de voyeurisme, chez Moto Hagio. Les rapprochements des personnages ne sont pas gratuits ; ils sont d’ailleurs très rares, et toujours chastes. Dessinés avec élégance et subtilité, ils traduisent l’émotion des protagonistes : inquiétude, culpabilité, détresse… tous, Juli en premier, s’interrogent : peuvent-ils être heureux ? Méritent-ils le bonheur ?
Julusmole est certain de ne pas le mériter. A l’internat, personne ne s’imagine l’enfer qu’il endure. Seul Oscar est témoin de sa souffrance. Juli s’interdit d’être heureux. Il pense trouver son équilibre en faisant ce que les autres attendent de lui, quitte à accepter le mépris des siens (ici, la mangaka aborde le thème, malheureusement toujours actuel, de la discrimination). Elève brillant, Juli s’est fabriqué une personnalité publique quasi-parfaite, qui ne cause aucun trouble. En réalité, la culpabilité le ronge et l’emprisonne. L’adolescent s’inflige les pires tortures, comme si sa propre existence le dégoutait.
Oscar semble n’avoir aucun problème. Plus mûr que les autres élèves, il promène son petit air cynique et rebelle dans l’établissement. Apprécié des élèves, il jouit d’une autorité naturelle. Mais sa désinvolture cache une plaie non cicatrisée. Oscar a perdu sa mère dans des circonstances dramatiques. Voilà 5 ans qu’il n’a plus de nouvelles de son père, parti à l’étranger. Il sait que l’homme est malade, et ne peut s’empêcher d’avoir des pensées funestes. Il sait aussi qu’un lourd secret entoure sa naissance… Si Oscar affiche cette maturité, c’est peut-être parce que très jeune, il a dû apprendre à vivre sans parents. Plongé dans le monde des adultes malgré lui, il s’est forgé un caractère solide. C’est d’ailleurs lui qui veille sur Juli. Mais Oscar reste un enfant : lui aussi a besoin de se sentir aimé. Comme les autres, il cherche une famille.
L’arrivée d’Eric bouleverse le fragile équilibre de nos héros. Sa ressemblance avec Thomas provoque quantité de quiproquos. Mais Eric n’est pas Thomas. Il le crie avec force : qui aimerait être comparé à un défunt ? En fait, Eric n’a pas à se forcer pour prouver son identité : s’il ressemble physiquement à Thomas, il n’a, ni sa douceur, ni sa politesse. Eric jure, s’énerve, se bat… son tempérament de feu est à l’opposé de celui de Thomas. La cohabitation avec Julusmole n’en sera que plus houleuse.
Persuadé que son admission dans l’internat est temporaire, Eric ne fait aucun effort pour s’intégrer. En effet, sa mère, Marie, jolie femme fraichement remariée, l’a envoyé étudier à Schlotterbetz… le temps de vivre pleinement sa nouvelle vie d’épouse ? Eric est cependant persuadé qu’elle ne supportera pas cette séparation. Il sait combien sa mère dépend de lui. A Schlotterbetz, il raconte à qui veut l’entendre qu’elle ne peut vivre sans lui et viendra bientôt le récupérer. Il joue les hommes, mais Oscar perce vite sa véritable nature et le surnomme « bébé ». Si Marie est dépendante affective, Eric est tout aussi dépendant. Il refuse de grandir, préférant se réfugier dans l’amour maternel.
Mais le temps passe, et Eric reste scolarisé à Schlotterbetz. Véritable espace-temps, l’internat devient presque un personnage à part entière. C’est le témoin silencieux des terreurs d’enfants, des désastres de la passion (Ante), des dérives de la folie humaine (Seyfried). Le dessin de Moto Hagio, tour à tour délicat, raffiné, ou brutal, nous entraîne dans les méandres psychologiques des héros. Car aucun n’est épargné. Eric est enchaîné à son amour œdipien. Privé de ses racines, Oscar ne peut voir l’avenir. Juli est prisonnier de ses peurs et refuse de vivre.
On dit souvent que l’homme n’est pas fait pour vivre seul. Plus Julusmole s’acharne à se couper du monde, plus Oscar et Eric – devenus camarades – s’efforcent de lui ouvrir les yeux.
D’abord simplement curieux, Eric apprend à mieux connaître Juli. Il découvre un adolescent torturé qui s’interdit le bonheur, et, avec Oscar, s’engage à trouver ce qui l’empêche d’être heureux. Ses recherches le conduisent tout naturellement à Thomas. Figure angélique, le regard bienveillant du défunt est présent tout au long du manga. Lui aussi souhaite le bonheur de Julusmole. A force de s’intéresser à Thomas, Eric découvrira des sentiments nouveaux. En voulant aider Juli, Oscar replongera dans ses secrets de famille. En acceptant le cœur de Thomas, Juli trouvera le bonheur.
Et toi, qu’as-tu pensé du Cœur de Thomas ? Aimes-tu te plonger dans des « vieux mangas » ? N’hésite pas à nous faire partager ton avis et à noter ce manga ! »