Colette – Mémoires d’une maison close

Image de couverture de la chronique sur Colette - Mémoires d'une maison close

Quelques mois après la réédition du seinen Sakuran dans la collection Pika Graphics, Moyoco Anno est de retour avec une œuvre totalement inédite chez nous : Colette – Mémoires d’une maison close. Après l’ère Edo, l’autrice s’attaque à une autre période historique riche en maisons de plaisirs, le Belle Époque parisienne. Quelle réalité cruelle se cache derrière l’apparence sulfureuse de ce type d’établissements ? Sans fard, Colette se propose de lever le rideau sur le quotidien de ces femmes qui y travaillent…

Prépublié dans le magazine Feel Young, que je ne te présente plus car je l’adore, Colette – Mémoires d’une maison close a été édité en 2 tomes au Japon entre 2013 et 2018. L’éditeur français a décidé de compiler la série en un volume unique comptabilisant 544 pages au format 17 × 24 cm, pour 25 €. Un gros bébé en somme !

Avant toute chose, je souhaiterais parler de l’édition. En effet, Pika a mis les petits plats dans les grands. Ce volume est un très bel ouvrage qui vaut son prix. Je ne dis pas ça parce que j’ai pu l’obtenir dans le cadre du Shôjo Addict Club. Je le pense véritablement, puisque je serais passée à la caisse sans hésiter. Non seulement la couverture est de toute beauté, avec son logo inspiré Art Nouveau et les nombreux détails faisant référence à l’époque (plumes, arabesques, etc.) mais l’intérieur est lui aussi très qualitatif. Le papier est bien blanc, épais et non transparent.

Forcément, il pèse son poids ; ce qui ne l’empêche pas d’être maniable. Le dos carré collé pourrait être gênant du fait de la pagination, mais je me félicite d’avoir réussi à ne pas le casser ! En revanche, il subsiste quelques coquilles.

Trigger Warning : scènes de perversion, violence

Illustration de Colette
Colette, l’héroïne et narratrice de l’histoire

Travaillant dans une maison close du Paris de la Belle Époque, Colette est une jeune femme qui n’a pas la langue dans sa poche.

Elle cohabite avec d’autres filles, au caractère lui aussi bien trempé. Avec ses collègues, elles assouvissent les désirs – parfois inavouables – de leurs clients de passages ou habitués. Son but : pouvoir gagner deux trois sous afin d’entretenir Léon, le gigolo dont elle s’est entiché et qui ne cesse de lui promettre monts et merveilles. Mais son contact avec un client japonais, M. Sakae, pourrait lui faire entrevoir une autre façon d’envisager sa vie…

Le Paris de la Belle Époque

Moyoco Anno ne choisit pas n’importe quelle période pour asseoir son histoire. C’est dans le Paris de la Belle Époque que nous plongeons grâce à Colette. De nombreux indices me laissent penser que c’est le cas : les arabesques caractéristiques de l’Art Nouveau ainsi que le recours à la végétation en illustrations, les robes toujours corsetées et certaines coiffures. Il n’est pas impossible que l’autrice ait pris quelques libertés, en témoignent la coupe garçonne d’Ivy et le carré de Colette.

Motif Art Nouveau et mode Belle Époque

Passé révolu d’un monde « en paix » où les nouvelles technologies (automobile, cinéma, etc.) imprègnent de plus en plus la société française, le début du XXe siècle marque une certaine parenthèse enchantée que seule la « Der des Ders » viendra troubler à partir de 1914.

À cette époque, la Ville Lumière est une capitale vibrante, avec notamment ses lieux de plaisirs que représentent les lupanars. Nombreux sont les hommes, quel que soit leur statut, à venir y tremper leur biscuit en échange de quelques francs. Le prix pour assouvir tous ses fantasmes.

Les prostituées de bordel ne sont pas les seules sur le marché puisqu’elles se retrouvent souvent en concurrence avec des courtisanes appelées demi-mondaines. Également surnommées « cocottes » ou « Grandes horizontales », ces femmes mènent une vie dispendieuse, sous la protection d’un homme plutôt riche qui les entretient. Certaines siphonnent autant leur cœur que leur compte en banque.

Il existe alors une rivalité entre ces courtisanes et les prostituées de maisons closes dont le statut est vu comme inférieur. Les premières méprisent souvent les secondes, certainement parce qu’elles leur rappellent que tout peut basculer du jour au lendemain. Travailler dans un bordel, c’est rester prisonnière de sa condition, celle qu’elles ont voulu fuir en montant à la capitale. C’est notamment le cas de Nana, une courtisane à la beauté ravageuse, qui ne peut s’empêcher d’afficher sa supériorité lorsqu’elle est en contact avec Colette et ses collègues.

Illustration de Carmen, une collègue de Colette
Carmen, la prostituée qui s’adonne aux paradis artificiels

Si le sujet est difficile, comme je l’évoquerai en deuxième partie, la mangaka nous ravit par son style graphique envoûtant et sensuel. Les regards des personnages féminins nous transpercent par leurs émotions ou leur absence d’émotions. Tout comme les décors nous permettent de mieux saisir l’ambiance des lieux.

Les coulisses d’un lupanar : derrière les plumes et boas

Derrière les décors rutilants servant à leurs jeux de rôles avec les clients, l’héroïne nous montre les coulisses moins joyeuses de son quotidien et celui de ses collègues. Leur rôle : procurer du plaisir et assouvir les désirs de ces hommes – de tous horizons – plus ou moins pervers. Leur volonté ne compte absolument pas dans l’équation.

Les collègues de Colette et leurs clients
Les collègues de Colette et leurs clients

Le sexe est une activité de travail comme une autre. Elles sont rémunérées pour la prestation qu’elles exercent – qu’il y ait mise en scène ou non. Il n’est ici pas question de leur propre plaisir, qu’elles vont souvent chercher ailleurs. Même si certaines peuvent s’attacher à l’un de leurs réguliers, beaucoup trouvent leur compte dans des relations saphiques – non taboues – ou vivent une idylle avec quelqu’un d’extérieur.

C’est alors que nous assistons à de nombreuses scènes humiliantes dans lesquelles les filles sont objectifiées au possible. Pas de romantisation ni de glamourisation de la perversion ici. La réalité nous est balancée crument et nous laisse bouche-bée. L’autrice n’y va pas par quatre chemins, c’est le moins qu’on puisse dire.

À travers le personnage de Colette, c’est tout un univers que nous découvrons. Les maisons closes sont des institutions bien rodées, avec leur fonctionnement et leur hiérarchie. La mère maquerelle dirige tout ce petit monde et elle est parfois assistée d’une sous-maîtresse. Si celle du bordel où travail notre jeune femme n’est pas tout le temps présente, son ombre plane dans les locaux. Elle a tous pouvoirs puisqu’elle peut jeter dehors qui bon lui semble, du jour au lendemain.

Colette et une collègue en plein jeu de rôle
Colette et une collègue en plein jeu de rôle

Nous vivons l’histoire majoritairement à travers le point de vue de Colette, ce qui permet de nous impliquer davantage avec elle. Bien entendu, nous n’assistons qu’à une sélection de moments, certainement les plus significatifs. La demoiselle a sûrement en voir d’autres !

En parallèle, quelques portraits de personnages récurrents viennent entrecouper son récit ; ce qui nous permet de nous éclairer davantage sur leur passé. Ainsi, nous en apprenons plus sur le lien qui unit Colette et Léon, sur M. Sakae ainsi que Nana.

Sous ses airs de beau gosse, Léon n’est pas l’homme bienveillant qu’il prétend être. Comme notre narratrice, nous lui donnerions le bon Dieu sans confession, mais c’est se fourvoyer et se condamner à une existence malheureuse emplie de violence, sans espoir. Sa condition somme toute modeste le pousse vouloir s’élever, quitte à parasiter les femmes : tous les moyens sont bons. A contrario, M. Sakae a tout du bon parti. Issu d’une famille riche japonaise, il voulait visiter la France afin de retrouver l’inspiration pour ses romans. Malheureusement, la vie parisienne ne lui joue pas que de bons tours…

Entre désir d’émancipation et recherche de sécurité

Qu’elles soient cocottes ou prostituées de maison close, toutes ces femmes ont un point commun : leurs origines souvent modestes. Si les premières partent en quête d’ascension sociale, les secondes osent à peine rêver d’émancipation. Colette ne nous dit pas quels concours de circonstances les ont menées au bordel. Sûrement pas parce qu’il y avait de la lumière…

Quoi qu’elles en pensent, dans les deux cas, elles restent prisonnières de leur cage, tributaires de quelqu’un. Les courtisanes vont dépendre d’un homme. Elles réussiront peut-être, s’il est suffisamment riche, à accéder aux plus hautes sphères de la société.

Nana, la courtisane à la beauté ravageuse
Nana, la courtisane à la beauté ravageuse

Quant aux prostituées, elles sont subordonnées à une patronne qui ne leur laisse pas beaucoup d’économies. En effet, au lupanar, le peu d’argent que ces femmes gagnent passe en majorité dans les accessoires et autres objets qu’elles utilisent pour leur travail. Le reste est trop maigre pour vivre décemment en dehors de ce type d’établissement. Cet endroit apparaît alors comme le dernier rempart avant la misère et la vie de chiffonnier.

On comprend dès lors la situation difficile dans laquelle vivent tous ces personnages. Le bordel représente autant une prison qu’une assurance de vivre en « sécurité » pour ces femmes qui peuvent soudainement basculer dans la précarité. Les hommes ne sont d’ailleurs pas épargnés, puisque la richesse d’un jour peut tout à fait fondre le lendemain.

Avec Colette – Mémoires d’une maison close, Moyoco Anno nous embarque dans le Paris sulfureux des années 1900. C’est autant plaisant que glaçant de suivre le quotidien de Colette et son cheminement. Je me suis beaucoup attachée à ce personnage, une jeune femme passionnée tout en restant lucide sur sa condition.

Image de couverture de la chronique sur Colette - Mémoires d'une maison close
Colette – Mémoires d’une maison close
En bref
Beau et cruel, Colette - Mémoires d'une maison close de Moyoco Anno est un josei captivant, qui traite, avec justesse, du quotidien de prostituées en maison close dans le Paris du début XXe siècle.
Je remercie Pika pour l'envoi de ce tome en service presse.
Crédits images : Bikacho Shinshi Kaikoroku vol 1&2. Copyright © Moyoco Anno/Cork All right reserved. Pour public averti
Scénario
9
Personnages
9
Dessins
9.5
Ta note1 Note
10
Point(s) positif(s)
Une édition de qualité en termes visuels
Une sublime représentation du Paris de la Belle Époque
Un récit captivant à lire même si glaçant
Le quotidien cru de femmes travaillant dans une maison close
La lucidité de Colette
Un style graphique sensuel au service de la thématique
Point(s) négatif(s)
Quelques petites coquilles
La personnalité toxique de Léon
La perversion de certains clients
9.2
Note globale

Audrey

Véritable cœur d'artichaut, je suis friande de romances poignantes. Plus une série me fait pleurer, plus je l'aime !

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