La fillette de l’enfer

Après avoir découvert Hideshi Hino à travers Le chat noir, j’explore cette année une nouvelle œuvre sortie en mai dernier aux éditions IMHO : La fillette de l’enfer. Je commence sérieusement à prendre goût aux récits horrifiques et celui-ci ne fait pas exception ! L’auteur n’a pas son pareil pour explorer les travers humains et les peurs enfantines, le tout agrémenté d’une atmosphère tragique.

La fillette de l’enfer n’a pas été prépublié dans un magazine spécifique, comme nous en avons l’habitude. En effet, ce one-shot est directement paru au format relié, en 1982, chez Kōsaidō dans la collection « Kyōfu Roman ». Cette dernière a vu ses titres réédités dans la collection Solitaire Comics, dont le magazine proposait du shôjo horrifique pour concurrencer Halloween.

TW : scènes de gore, démembrements, mort, infanticide

Un soir de pluie, une femme donne naissance à des jumelles. Tout s’est bien passé, les deux nourrissons se portent bien. Toutefois, leur médecin souhaite s’entretenir en privé avec le nouveau père de famille. Car si la première de leurs filles a l’apparence d’un bébé qui vient de naitre, la seconde pas du tout. Son visage est bien trop gros et difforme, tandis que ses dents – qui ressemblent plus à des crocs – ont déjà poussé.

Effrayé par ce petit monstre, il l’emporte avec lui dans un sac et l’abandonne dans une déchèterie, demandant au médecin de garder le silence sur cet événement : ils n’ont eu qu’un seul enfant. Alors que le corps de la fillette commence à pourrir et attirer les asticots, un phénomène étrange se produit. Le bébé revient à la vie…

Il était une fois, deux sœurs jumelles…

Tel un conte de fées, versé dans l’horreur, l’auteur nous présente le récit de deux sœurs jumelles. La gémellité est un motif assez fréquent dans la littérature, les mythologies et religions, tant les naissances multiples fascinent aussi bien qu’elles effrayent le commun des mortels.

Il existe dans ce phénomène une notion à la fois duale et complémentaire. On associe souvent le jumeau à cet autre soi, qui nous ressemble comme deux gouttes d’eau, mais qui n’est pourtant pas tout à fait soi. Cela donne des rivalités, comme les kami Raijin et Fujin, respectivement dieu de la foudre et dieu du vent dans la religion shinto, qui luttent l’un contre l’autre pour la domination du ciel.

Ici, Hideshi Hino a mis l’accent sur l’opposition puisque les deux fillettes, qui naissent par cette nuit pluvieuse, ne se ressemblent en rien. La première est un nourrisson classique, comme on en voit habituellement, croqué par le trait spécifique du mangaka. D’ailleurs, on ne s’attarde pas véritablement sur elle. La seconde est, quant à elle, littéralement hideuse et malodorante au possible. Ce n’est pas moi qui le dis, mais le narrateur – externe au récit et qui observe de loin la tragédie qui se déroule sous ses yeux – à diverses occasions.

Case de La fillette de l'enfer montrant le visage du père effrayé à l'idée de voir à quoi va ressembler sa fille
Le père des deux fillettes lorsque le médecin lui annonce que l’une d’elle n’est pas comme l’autre… sans lui en dire davantage

Cette fillette représente tout le contraire de l’idée qu’on se fait d’un bébé qui vient de naître : une tête démesurément énorme, des yeux trop gros, des dents en forme de crocs. Il suffit de voir les réactions du père pour comprendre l’effroi dans lequel il se trouve. D’ailleurs, l’auteur prend un malin plaisir à décomposer la scène de cette découverte. L’idée est vraiment d’accentuer ses sentiments de peur et de dégoût, afin d’expliquer son geste. Attention, il ne le justifie pas.

Exorciser les peurs enfantines

En tant que manga à destination d’un jeune public – ici les filles – Hideshi Hino nous invite à exorciser nos peurs enfantines courantes. Toutefois, à la différence d’une grande majorité de contes de fées qui jouent sur ces mêmes ressorts, ici, leur traitement n’aboutit pas à une fin heureuse. C’est dans ce cadre-ci que s’inscrit toute l’horreur et la tragédie.

Comme je l’évoquais dans La Femme-serpent, le récit horrifique a également une valeur cathartique à mes yeux. Il permet au lectorat de se libérer de ses pulsions et passions. Je le pense aussi en ce qui concerne La fillette de l’enfer. Tout le dégoût qu’elle insuffle et la peur qu’elle suscite nous offre la possibilité de nous décharger de nos sentiments négatifs.

Deux cases de La fillette de l'enfer montrant des corbeaux s'envolant à la vue de la fillette hideuse, encore bébé
La fillette, encore bébé, rejetée par sa famille effraie même les corbeaux de la déchetterie

Peur de l’abandon

Qui n’a jamais craint, étant enfant, de ne pas retrouver ses parents au supermarché après s’être perdu·e ? Ou qui n’a pas ressenti cette angoisse d’être oublié·e après la sortie de l’école ? De manière assez universelle, la peur de l’abandon « nous constitue », comme le déclare l’autrice jeunesse Valérie Zenatti dans l’émission de radio intitulée Barbatruc. La fillette de l’histoire n’a pas vraiment le temps de sentir cette inquiétude monter en elle (et d’en être rassurée), qu’on se débarrasse d’elle. À peine a-t-elle le temps de vivre que la mort vient la chercher. Cependant, lorsqu’elle ressuscite, elle sent au fond d’elle que quelque chose lui manque. Elle n’arrive pas à l’expliquer ni le conceptualiser : c’est de l’ordre de l’instinct.

Peur du rejet

Par la même occasion, l’auteur adresse une autre peur : celle du rejet des autres du fait de la différence. À l’instar du Vilain Petit Canard, la fillette est abandonnée par les siens car trop différente. Si le personnage du conte de fées trouve une issue heureuse (c’est lui qui part pour éviter les moqueries et il devient un magnifique cygne), nous savons hélas dès le début qu’il n’en sera pas de même pour cette jeune protagoniste. Non seulement, elle n’a pas l’opportunité de prendre du courage et s’accepter telle qu’elle est, mais surtout on ne lui en donne pas les moyens. Grandir dans une déchèterie ne représente pas spécialement un milieu propice à l’épanouissement et à l’affirmation de soi.

Case de La fillette de l'enfer montrant les immeubles de la ville de Tokyo éclairés pendant la nuit, tandis que des silhouettes humaines passent dans la rue
La ville de Tokyo dans la nuit, avec ses buildings éclairés et ses habitants, formant des silhouettes humaines

Peur du noir

La troisième crainte abordée concerne la peur du noir. La fillette des enfers se déroule exclusivement dans un contexte nocturne. Dès le début, nous sommes dans l’ambiance, supplément météo capricieuse. Non seulement il fait nuit, mais la pluie se déchaîne. Et je ne parle même pas de l’orage… Rien n’est très rassurant à ce stade.

Même lorsque l’auteur nous emmène découvrir la ville et ses abords (zone industrielle, parc, etc.), le ciel se fait obscur. Les buildings sont fièrement éclairés, tandis que les passants apparaissent sous la forme de silhouettes, les déshumanisant d’autant plus. De la même manière que Le chat noir, leur anonymisation fait presque froid dans le dos. En cela, je ne peux que saluer l’auteur pour son travail formidable sur les noirs.

Là où terminent les déchets

Pour raconter son histoire, le mangaka place le cœur de l’intrigue dans une déchèterie ; celle-ci même dans laquelle la fillette a été laissée pour morte par son père. Ce lieu sale représente littéralement l’endroit où terminent les détritus, c’est-à-dire tout ce dont on veut se débarrasser. Cela va du pneu crevé au mannequin abîmé. Mais parfois, on y jette des objets en bon état dont on ne sait plus quoi faire…

Ainsi, cette fillette à l’allure hideuse est traitée comme un vulgaire déchet que rien ne saurait réparer. Fichue pour les êtres humains, elle n’a qu’à pourrir parmi les autres carcasses d’animaux et d’immondices qui s’accumulent en ces lieux. La cruauté la frappe dès le plus jeune âge. Je trouve ce message d’autant plus poignant qu’il concerne un nourrisson. Non pas que je ne me serais pas émue si le personnage principal avait été un adulte, un jeune garçon ou une adolescente. Mais là, c’est particulièrement violent !

Obligée de survivre dans un environnement hostile, elle se retrouve en concurrence avec les autres bestioles qui peuplent cet endroit. Elles aussi, certainement rejetées et n’ayant rien à se mettre sous la dent, doivent chercher de quoi calmer leur faim.

Malgré tout, Hideshi Hino arrive à nous transmettre un sentiment assez ambivalent vis-à-vis de cette décharge. Certes, c’est sale et peu accueillant. Néanmoins, pour la fillette, c’est l’endroit où elle a vécu toute sa vie, son univers, sa normalité. Elle s’est même trouvé une cachette où rester en sécurité, à l’image d’un cocon, faisant référence à l’intérieur d’un ventre maternel.

Case d'une page de La fillette de l'enfer montrant les montagnes d'immondices de la déchetterie sous une pluie battante. On dirait presque une chaîne de montagnes
Est-ce une déchetterie ou une chaîne de montagne sous la pluie ?

Qui plus est, lorsque la pluie tombe à grandes eaux ou que la neige s’amoncèle sur les tas d’ordures, on dirait une chaîne de montagne dans la campagne. Ce serait presque reposant d’en contempler ses sommets…

Au final, j’ai été captivée par cette lecture notamment parce qu’elle explore les facettes les plus sombres de l’humanité. Là encore Hideshi Hino nous donne matière à réfléchir, pour mon plus grand bonheur et même si cette histoire est profondément tragique.

Références

France Inter. « Ces 2 contes de fées incontournables qui resteront vos amis pour la vie », 6 décembre 2021. https://www.radiofrance.fr/franceinter/ces-2-contes-de-fees-incontournables-qui-resteront-vos-amis-pour-la-vie-5402690.

https://nipponrama.com/fr/. « Raijin and Fujin: the Japanese gods of thunder and wind – Nipponrama ». Consulté le 22 octobre 2024. https://nipponrama.com/fr/raijin-and-fujin/.

La fillette de l’enfer
En bref
La fillette de l'enfer propose une histoire à la fois horrifique et tragique, qui ne laisse pas indifférent·e.
Crédits images : "Kyofu Jigoku Shojo" © Hideshi Hino, 1982
Scénario
9
Personnages
8.5
Dessins
8
Ta note0 Note
0
Point(s) positif(s)
La maîtrise de la narration : la bonne utilisation des belles pages (pages de droite) pour intensifier le suspense
Plusieurs réflexions sur la nature humaine
L'exploration des peurs enfantines
La maîtrise des noirs, bien intenses pour accentuer l'horreur et la peur
Point(s) négatif(s)
L'ambiance tragique : à ne pas lire quand ça ne va pas fort
Le côté gore et sale (il faut aimer !)
8.5
Note globale

Audrey

Véritable cœur d'artichaut, je suis friande de romances poignantes. Plus une série me fait pleurer, plus je l'aime !

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