Terminé en décembre 2024, le dernier shôjo manga de Keiko Suenobu nous entraîne dans un thriller captivant. Jusqu’où est-on prêt.e.s à aller pour survivre ?
En 2009, la mangaka Keiko Suenobu (Life…) publie le shôjo manga Limit, série de suspense et d’action qui nous plonge dans le chaos. Sortie chez l’éditeur Kôdansha, la série est terminée en 6 tomes. Elle sort en France en 2024, chez Pika. Connue pour explorer la psyché de ses personnages, la mangaka profite justement de l’ambiance oppressante pour creuser les personnalités de ses héroïnes. Comment se comportent-elles dans un univers hostile ?
Une vie comme les autres… en apparence
Keiko Suenobu prend le temps de planter un décor rassurant. Le début du manga nous présente Mizuki Konno, lycéenne comme il en existe beaucoup. Elle s’amuse avec ses amies, Haru Ichinose et surtout Sakura Himezawa, la fille la plus populaire du lycée. Sa popularité ne tient pourtant pas à grand chose : Sakura est jolie et a bon caractère. S’il est vrai qu’elle est belle (mais pas plus qu’une autre) elle cache une personnalité bien plus contestable que celle qu’elle affiche au lycée. Sakura est plutôt une harceleuse. L’une de ses victimes se nomme Arisa Morishige.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, Mizuki approuve l’attitude de Sakura. Pire : elle participe, au moins passivement, au harcèlement. Pour elle, l’équation est simple : si Arisa ne veut plus se faire harceler, il lui suffit de le dire… L’héroïne préfère rester du côté des plus fort.e.s… Mais sa théorie simpliste est brutalement renversée par un drame. Alors que sa classe part en voyage scolaire en bus, le chauffeur s’endort au volant… Mizuki se réveille devant une scène d’horreur. Les survivantes se comptent sur le doigt d’une main. Mizuki, bien sûr, son amie Haru et… Arisa. Deux autres lycéennes font partie des rescapées : Chieko Kamiya, qui n’a jamais parlé à Mizuki, et Chikage Usui, une jeune fille complètement effacée.
Les 5 filles se retrouvent seules dans une forêt hostile, sans vivres ni moyen de prévenir leurs proches (les portables ne passent plus). Comment vont-elles survivre ?
Tester ses limites
Ce qui frappe dans le manga, c’est le brusque changement de ton. La légèreté des premières pages cède vite la place au drame. D’ordinaire peu intéressée par la vie des autres, Mizuki est désormais obligée de se tourner vers des filles à qui elle n’aurait jamais parlé. Cette confrontation va la mettre face à sa propre cruauté.
L’univers de Limit est à la fois très large (la forêt est immense) et très réduit (les filles explorent seulement les environs pour ne pas se perdre). L’univers « réduit » se voit aussi au sens figuré : tout le monde est mort, sauf 5 filles. Cette situation extrême entraîne des réactions extrêmes. Car les lycéennes n’ont pas le temps de pleurer les morts. Il leur faut trouver des vivres et chercher à sortir de leur « prison » à ciel ouvert. C’est là que les premières dissensions se font voir. Les survivantes ont le même objectif mais ne parviennent pas à s’accorder. Pourquoi faudrait-il s’accorder, d’ailleurs ?
Accords et désaccords
Arisa est la première à s’opposer à ce principe du « toutes unies pour la survie ». Au contraire, elle profite de cette situation extrême pour régler ses comptes. Elle est la seule à refuser le retour à la vie normale. Elle utilise le drame pour prendre sa revanche. On comprend son désir de vengeance. Mais ses paroles et son attitude vont trop loin.
Mizuki veut jouer les meneuses mais est vite dépassée par le sang-froid de Chieko. Elle lui reproche d’ailleurs son calme, qu’elle juge suspect. Il faut être une sans cœur pour oser aller chercher de la nourriture dans les affaires des morts… mais pour Chieko, tous les moyens sont bons pour s’en sortir. Elle est la seule à garder l’objectif principal : que toutes les filles survivent.
Mais la désunion fait des ravages presque… mortels. Hélas, les 6 tomes du manga présentent quelques inégalités. Il est certes difficile de traduire des sentiments extrêmes sans tomber dans le sur-jeu. Néanmoins, certaines interventions auraient pu être mieux amenées. Les longs monologues des personnages prisonniers de leurs torpeurs sont parfois indigestes à lire. Mais en même temps, on comprend que la réflexion soit brouillée par la violence de la situation. Malgré ces inégalités, l’autrice parvient à nous faire passer le message. La conclusion de son manga ramène heureusement l’équilibre.
Survivre, à quel prix ?
La mangaka semble nous poser cette question : qu’aurions-nous fait à leur place ? On aime souvent se présenter meilleur.e.s qu’on ne l’est. On s’imagine volontiers comme l’altruiste et mature Chieko. Mais on est peut-être davantage comme Mizuki au début du manga. Le drame la force à s’interroger sur son comportement. Mais faut-il toujours un drame pour reconnaître ses erreurs ? Non, heureusement. Tout comme on fait régulièrement le ménage chez soi, une mise à jour régulière permettrait de se remettre plus souvent en question pour faire les bons choix. On a cependant tendance à oublier de faire ce « ménage intérieur » quand tout va bien.
Le manga nous pose une autre question : comment s’assurer d’avoir fait le bon choix ? Quels choix est-on prêt.e.s à faire pour survivre ? Ces choix ont-ils des conséquences négatives sur les autres ? Le shôjo manga nous montre les limites de notre prétendue liberté… sans limites. Le monde est interdépendant. Pour vivre, il est nécessaire de coopérer. C’est en acceptant leurs limites que les héroïnes trouveront la force d’avancer. Il ne s’agit pas d’une confrontation (combattre ses limites) mais plutôt d’un cheminement vers la maturité. Pour mieux dépasser ses limites, il faut d’abord les accepter et se faire aider si besoin. Le manga aborde ces notions avec beaucoup de justesse.
Un mot sur les dessins : ils sont fournis et détaillés. Les visages sont très expressifs. La précision des dessins nous permet de nous plonger encore plus dans l’histoire.
Les shôjo ont une place déjà bien installée dans le monde du thriller, des séries à suspense et de l’horreur. Suenobu Keiko nous le montre avec Limit. Et toi, comment te comporterais-tu si tu étais à la place de Mizuki et des autres ?