Paru le mois dernier aux éditions Taifu, Notre paradis d’Ari Uehara est un yaoi manga qui ne peut pas laisser indifférent. Longuement désiré par le lectorat de boy’s love, que vaut cette œuvre au titre si nostalgique et à la première de couverture magnétique ?
Je dois bien avouer avoir pris plusieurs jours de battement entre ma lecture et la rédaction de cette chronique. Notre paradis m’a bouleversée mais pas forcément pour de bonnes raisons. Finalement, je ne sais toujours pas quoi penser de ce manga bien trop différent de tout ce que j’ai pu lire jusqu’ici.
Notre paradis raconte l’histoire de Takeru Agei, jeune homme au sombre passé et Johannes, véritable feu follet dans la nuit noire japonaise. Le premier porte deux tatouages de papillon, le second aborde fièrement un quetzal de son pays d’origine. Marques indélébiles de leur passé, finalement ces tatouages représentent bien plus qu’ils ne peuvent paraître au premier abord.
Le papillon et le quetzal.
Alors qu’il vit dans un cybercafé, Takeru entend les ébats d’un couple dans la pièce d’à côté. Rapidement excité, il commence à se toucher sans savoir que c’est dans cette circonstance qu’il va faire la connaissance de Johannes et Nahoko, duo qui se trouvait justement à côté. Intéressée pour on ne sait quelle raison, Nahoko décide alors d’accueillir Takeru chez elle en échange de ses services sexuels. C’est ainsi que commence la quotidien de Takeru, devenu gigolo au même titre que Johannes.
À chacun son paradis
Qu’est-ce que le paradis ? À chacun·e sa propre définition d’une prétendue félicité promise. Pour Johannes, gigolo depuis des années, le sien consiste à vivre dans l’appartement de Nahoko et à dépenser de l’argent durement gagné. Le jeune homme se satisfait de cette vie et est aussi lumineux qu’une petite étoile brillante : à l’image de son quetzal coloré, il profite sans compter et ne veut pas se prendre la tête. Pourtant, il ne comprend pas la raison qui pousse Nahoko à garder auprès d’elle Takeru, aussi sombre qu’il est solaire.
Takeru est un personnage étrange et j’avoue que je n’arrive pas à me positionner quant à lui. Fragile, il l’est certainement. Takeru n’a pas de projets d’avenir, et ne semble jamais formuler des envies qui lui sont propres. Il se laisse aller, guidé dans un monde qu’il ne veut pas confronter. Il reste cloîtré dans l’appartement, à envoyer des SMS à Nahoko lorsque celle-ci est au travail. Telle une bouée, il s’accroche à elle si fort que ça en est perturbant.
Moment de bonheur à la définition opposée : il faut cohabiter.
L’animosité est réciproque. Animosité qui tient surtout au fait qu’ils ne savent pas comment se comporter avec cet autre si éloigné de qui ils sont. Pourtant, au fil des semaines, un équilibre est trouvé et les deux hommes commencent doucement à s’apprivoiser.
Et puis tout vole en éclat : Nahoko ne rentre plus à l’appartement depuis des jours, l’argent mis à leur disposition baisse de plus en plus et ils doivent trouver une solution rapidement. Takeru, très attaché à Nahoko depuis le début, ne saisit pas : que se passe-t-il ? Nahoko est-elle en danger ? Incapable de faire face à la réalité, Johannes lui explicite alors clairement : « non, ce n’est pas ça, Nahoko veut juste que nous partions. »
Lorsque le paradis brûle et qu’il faut redescendre sur Terre…
Dépendance affective
L’œuvre d’Ari Uehara aborde clairement la notion de dépendance affective. À travers le personnage de Takeru, incapable de vivre seul et de se débrouiller sans l’aide de quelqu’un, nous voyons les premiers écueils de ce besoin d’exister à travers le regard d’un tiers. Perdu, il demande à Johannes de l’emmener avec lui, de s’occuper de lui. Personnellement, le personnage de Takeru m’a mise mal à l’aise. J’avais envie de rentrer dans la narration et de lui crier de se ressaisir, qu’il peut faire les choses de son propre chef sans avoir besoin de Johannes ou d’un autre ! Malgré tout, je ne fustige pas son cheminement intellectuel et son besoin d’amour.
La dépendance affective n’est pas réprimandable en soi, le plus important est aussi d’en avoir conscience pour pouvoir – si on le souhaite – gérer ses angoisses et apprendre à vivre plus sereinement avec soi-même. Mais celle-ci peut devenir insidieuse, voire dangereuse et c’est ce que pointe ici le personnage de Takeru. À mesure que l’on apprend à le connaître, on découvre son passé tourmenté, troublé et plus que déstabilisant. Je n’en parlerai pas davantage dans cette chronique, ne voulant pas spoiler ta potentielle future lecture. Malgré tout, en ce qui me concerne, cela m’a retourné le ventre avec une force incroyable, heurtant ma sensibilité.
Takeru et son passé, dépendance affective et abnégation.
Être dépendant affectivement d’une personne signifie-t-il qu’il faille tout accepter, même le pire ? Complètement à la merci de ceux et celles qui jettent son dévolu sur lui, Takeru accepte tout sans broncher et met de côté son amour propre. Au final, on ne sait pas grand chose sur lui et sur ce qu’il aime vraiment. Il a pris l’habitude d’acquiescer à toutes les demandes. C’est assez malaisant.
Red flags
Les personnages évoluent, Johannes et Takeru finissent par former une team : eux qui étaient si différents l’un de l’autre finissent par former une équipe soudée, et à entrevoir un bout d’avenir commun. Leur vision respective du paradis évolue au fil de la narration et se transforme selon leur envie : le confort d’un appartement sans en sortir passe à l’ambition de former un projet, de partir voguer vers de nouveaux horizons. Takeru et Johannes grandissent, apprennent à composer l’un avec l’autre, à envisager une autre vie que celle qu’ils ont menée.
Les choses évoluent au fil de la lecture.
Par contre, je suis obligée de brandir un énorme red flag : deux scènes de « sexe » (je mets des guillemets car pour moi elles n’en sont pas) sont extrêmement problématiques. L’encart « pour public averti » n’est clairement pas de trop ici mais j’avoue que, personnellement, j’aurais aimé avoir un petit avertissement à la fin du manga. Ces scènes montrent un non-consentement de la part d’un des personnages, et banalisent, à mon sens, le viol. Enseigner que ce comportement n’est pas tolérable m’aurait rasséréné et j’aurais opiné vivement du chef. À l’heure où l’on veut changer les choses de l’intérieur et se défaire de cette toxicité, c’est dommage. J’avoue que cela a entaché ma lecture et m’a fait voir l’œuvre sous un prisme négatif. Bien sûr, tout cela reste un avis personnel que je permets de te partager.