Ocean Rush est la troisième œuvre de John Tarachine à parvenir en France. Le premier tome est sorti le 11 mai dernier et jouit d’une très bonne réputation dans les critiques que j’ai pu lire. Je suis d’ailleurs ravie de pouvoir également le lire grâce au service presse d’Akata. Je l’aurais sans aucun doute acheté, mais peut-être plus tard. Et franchement, j’aurais manqué quelque chose de formidable !
Le manga compte actuellement 4 tomes et est prépublié dans le Mystery Bonita, un magazine dont on a assez peu d’œuvres actuellement – encore commercialisées j’entends : Les enfants de la baleine ou encore Nos temps contraires. Avec Ocean Rush, on quitte le fantastique pour la vie quotidienne à travers cette passionnante tranche de vie mêlant les générations.
Il faut d’ailleurs savoir que ce titre de John Tarachine a remporté, en 2022, la première place du classement « Kono Manga ga Sugoi » dans la catégorie manga pour filles. La même année, il a également figuré comme finaliste du « Grand Prix Manga » de la revue anan.
Veuve depuis peu, Umiko a toujours été passionnée par le cinéma. Mais plutôt que le film, ce qui l’intéresse c’est de voir l’expression des spectateur·ices dans la salle.
Souhaitant fuir une voisine un peu trop curieuse et collante, elle se retrouve à regarder un film au cinéma en plein après-midi. Là, elle croise un étudiant en arts du nom de Kai, présent également à la projection. Cette rencontre va être le début de nombreux changements pour notre vieille dame qui ne pensait pas un jour reprendre les cours à la fac.
Entre les limites qu’elle s’impose à cause de son âge et l’image que la société a des personnes âgées, le quotidien jusque-là très tranquille d’Umiko promet d’être bouleversé…
La vague du changement
Depuis quelques temps, on voit de plus en plus de récits mettant en scène des sujets plus âgés, au-delà de la trentaine voire même la cinquantaine. Il ne s’agit pas complètement d’un phénomène nouveau : par exemple, Une sacrée mamie de Yoshichi Shimada et Saburo Yoshikawa a été pour la première fois édité en 2009. Habituellement, la personne âgée a davantage un rôle secondaire, servant plutôt d’appui à l’héroïne ou au héros. Or son destin est rarement joyeux puisque notre protagoniste doit pouvoir s’émanciper, ce qui ne peut se faire que par le décès de ladite grand-mère ou ledit grand-père.
Là ce n’est clairement pas le cas puisque Umiko embrasse totalement son rôle d’héroïne. Un peu à l’instar de Navillera, le célèbre webtoon sur la danse, ça change et c’est rafraîchissant. Je m’arrêterai ici avec les comparaisons, n’ayant ni lu la série ni regardé son adaptation en drama. Ce que je veux dire par là, c’est que je trouve très intéressant de pouvoir s’interroger sur les préoccupations et les désirs de ces personnes.
Notre dame de 65 ans va vivre un véritable bouleversement que l’autrice matérialise par une vague parfois déferlante, d’autres fois remontant lentement telle la marée. Je trouve ce parallèle poétique et tellement bien retranscrit. En effet, cette vague manque à plusieurs reprises de la submerger comme pour mieux montrer les secousses qui s’immiscent dans sa vie, et ses certitudes qui s’effondrent.
Umiko a perdu son mari il y a deux mois. Elle se retrouve donc seule : elle doit alors réapprivoiser son quotidien. Tout ce qu’elle fait ou presque lui rappelle ces moments passés avec lui. Elle ne cherche pas spécialement à se changer les idées. Toutefois sa vie est mise sur pause : la vague représentée par Kai agit alors comme un électrochoc et une véritable bouffée de renouveau, celle qui glace les pieds. D’ailleurs, lorsqu’une vague s’avance dans le sable, elle efface et aplanit tout sur son passage (les textes, les châteaux de sable, etc.), comme pour faire table rase du passé. Cependant, dans le cas d’Ocean Rush, cette vague de changement réveille le quotidien engourdi d’Umiko et la stimule pour oser se projeter. Symbole de vie, elle est constructrice d’un avenir qui lui permettra de s’épanouir.
De la même manière, telle la marée montante qui occupe de plus en plus de place sur la plage sans qu’on ne s’en aperçoive, John Tarachine distille ses révélations très progressivement. Cela se fait de manière très naturelle. En effet, sans lire le résumé, le début paraît un peu « mystérieux ». Je sais qu’elle a perdu son mari, mais à ce stade du récit, cela ne nous est pas dévoilé. Ce n’est que par la suite qu’on le devine grâce à quelques bribes d’informations. Un excellent exemple de la technique narrative « show don’t tell » (montrer plutôt que dire) !
Une histoire de transmission réciproque
Ocean Rush c’est aussi une très belle rencontre intergénérationnelle, l’éditeur parle même d’amitié dans son résumé. Cette complicité transpire tout le long du tome, ce que je trouve très beau à voir. Elle naît naturellement, sans artéfact ni tour de force de la part de l’autrice. Ainsi malgré la déferlante provoquée par le changement de vie d’Umiko, il se dégage beaucoup de douceur et de bienveillance entre eux deux.
Kai est un jeune étudiant en option cinéma : il a une vingtaine d’années. De son côté, Umiko est une femme de 65 ans. Ce n’est certainement pas un hasard si tous les deux ont dans leur prénom le kanji de la « mer ».
On penserait alors que l’une a plus à apprendre à l’autre, mais ce n’est pas le cas. Chacun a en effet des choses à transmettre à l’autre.
L’héroïne vit le cinéma en amatrice et n’a pas forcément tous les codes du milieu ; d’autant qu’elle est arrivée en cours d’année. Ses camarades ont donc un peu d’avance sur elle. Elle ressent un certain décalage vis-à-vis d’eux. Loin d’être désagréables avec elle ou véritablement froids, le lien a plus de mal à se faire. Avec Kai c’est différent : elle oublie en quelque sorte la différence d’âge pour se donner à fond dans son projet.
Bien qu’elle se débrouille parfaitement toute seule, il est également là pour faire le lien, lui donnant sans injonction de précieux conseils ou pistes à explorer.
Quant à notre étudiant, il semble voir en Umiko quelqu’un qui partage sa vision du cinéma. Peut-être parce qu’elle a le même âge que sa grand-mère, il la considère aussi un peu comme telle et ressent un certain apaisement auprès d’elle. En tout cas, il se confie bien plus aisément à elle qu’à ses « amis ». Il n’en a pas véritablement en fait, préférant rester seul malgré sa popularité apparente.
Ces clichés qui nous empêchent de vivre
Ce manga joue clairement sur les clichés que l’on peut avoir sur les générations : la fougue de la jeunesse vs. la sagesse inhérente à l’âge mûr. Doit-on forcément prendre des risques parce qu’on est jeune et rester mesuré·e parce qu’on a pris de l’âge ? Pas forcément et Ocean Rush nous le prouve.
En effet, être jeune ne signifie pas qu’on n’a pas vécu. Kai le montre si bien par sa mélancolie ambiante et la façon qu’il a d’aborder ses films. On n’en a vu qu’un seul pour le moment, qui semble quand même assez représentatif de son art. La suite du tome explore un peu son passé, ce qui ajoute du relief à son histoire et me l’a rendu plus attachant encore.
Être âgé ne veut au contraire pas dire que la vie est terminée et qu’on ne peut pas réaliser ses rêves. Il n’y a pas d’âge pour commencer de nouveaux projets. D’abord hésitante, Umiko va au-devant de ses propres préjugés pour ouvrir un nouveau chapitre de sa vie. Elle ne l’aurait jamais imaginé elle-même, tandis qu’elle apprend à se reconstruire après le décès de son mari. Ce sont ses propres barrières qu’elle franchit, au fil de ses interactions avec Kai et ses camarades.
John Tarachine montre subtilement que les limites que nous nous fixons peuvent tout à fait être franchies – lorsque le blocage vient de nous bien sûr, notamment grâce à un entourage bienveillant. C’est très important ! La fille d’Umiko constitue d’ailleurs un excellent soutien pour notre héroïne, puisqu’elle l’encourage véritablement à embrasser ce tournant. Ça me touche même beaucoup ! En tant que lectrice, je ne choisis pas quel caractère ont les personnages. Je suis toutefois ravie que sa famille ne soit pas du genre à la freiner dans ses envies sous prétexte qu’elle est trop vieille ou qu’elle n’a qu’à faire comme les autres gens de son âge (des activités bien tranquilles en somme).
C’est pourquoi ce premier tome d’Ocean Rush nous présente une histoire positive sans pour autant donner de leçons ou faire culpabiliser. Umiko reste libre de ses choix. Certes, sa fille lui suggère certaines choses, mais c’est bien l’héroïne qui prend ses décisions après réflexion. Elle lui permet, au même titre que Kai, d’ouvrir de nouveaux horizons et d’envisager des possibles auxquels elle n’aurait pas songé.
Au final, ce premier tome est une petite pépite que j’ai adoré découvrir ! Umiko est une femme très touchante, qui hésite certes mais réussit à se jouer de ses propres a priori. Sa rencontre avec Kai augure une très belle complicité. Il me tarde de voir comment cette dame de 65 ans parviendra à réaliser son nouveau rêve. Les difficultés ne l’épargneront pas mais je ne me fais pas de soucis car elle est bien entourée !