En amont du Bishie Day 2021, j’ai décidé de déconstruire la principale idée reçue du shôjo, à savoir qu’il ne se s’agit que d’œuvres faites pour les filles. Qu’il est frustrant d’entendre certains garçons s’époumoner lorsqu’on leur parle de nos titres préférés comme si la simple mention du mot « shôjo » mettait à mal leur masculinité ! Petit tour d’horizon de ces shôjo unisexes qui apprennent tant aux garçons qu’aux filles.
Pour le coup, difficile de les blâmer puisque le secteur éditorial japonais a été pensé à travers cette nette séparation entre les deux sexes. En effet, à l’origine, un shôjo manga s’adresse aux filles de 10 à 16-18 ans (le terme « shôjo » désigne la jeune fille en japonais) tandis que le shônen manga est dédié aux garçons de la même tranche d’âge (puisque comme tu te doutes « shônen » désigne le jeune homme).
Le secteur est donc parti du principe que les deux sexes n’aspiraient pas aux mêmes lectures et aux mêmes occupations, et de fait de nombreuses œuvres ont vu le jour marquant toujours plus cette frontière.
Ainsi, l’édition française s’est calqué pendant très longtemps sur ces classifications japonaises, cloisonnant leur catalogue avec les parutions shôjo, shônen, seinen et josei (les plus de 20 ans respectivement masculins et féminins), yaoi. À noter, toutefois, que les catégories tendent à bouger depuis quelques années, que certaines œuvres dites shônen sont éditées comme seinen en France, etc.
Mais revenons à nos shôjo. Outre le fait qu’un manga shôjo parle très souvent de romances et d’histoires de cœur, il s’avère toutefois que de nombreuses thématiques du réel se superposent et sont autant destinées à tous !
La découverte de la vie, la vraie
L’une des forces du shôjo est que la narration s’ancre la plupart du temps dans la vie, la vraie. Les personnages qui font battre nos cœurs se retrouvent confrontés à bon nombre de difficultés que tout à chacun a connu ou connaîtra probablement un jour.
Il est vrai que l’histoire se déroule souvent dans un contexte scolaire (que cela soit le collège ou lycée, plus rarement l’université) ce qui apporte son lot de découvertes et d’apprentissages.
Les protagonistes, qu’ils soient féminins ou masculins, vivent à notre place les premiers émois amoureux mais nous permettent, à mon sens, de construire l’individu que l’on souhaite devenir.
En effet, les positionnements qu’adoptent les personnages dans certaines situations nous apportent des pistes sur les relations humaines : on peut par exemple avoir envie de s’inspirer de certains comportements de nos personnages préférés, ou justement d’en prendre le contre-pied, condamnant des situations que l’on juge inadaptées.
Finalement, les shôjo ont cette possibilité de nous aiguiller quant à nos envies, nos aspirations et nos limites. De fait, ils nous permettent d’apprendre à mieux nous connaître par le biais de nos lectures, à évaluer certaines situations et à nous faire vivre l’expérience des petits tracas de la vie que cela soit un devoir mal fait ou un rendez-vous manqué.
Les œuvres font également l’étalage de nombreuses émotions : l’angoisse, la peur du rejet, l’amour, la jalousie et tant d’autres qui font partie intégrante de la vie quotidienne et qu’il nous faut apprendre à maîtriser pour en faire une force.
La vie, la vraie, se rencontre aussi à travers certaines œuvres comme Nana. Ici, on sort complètement de l’univers adolescent pour se plonger dans la vie de jeune adulte des deux héroïnes.
Le manga se passe, malgré tout, dans un contexte assez particulier : celui de la musique et des choix de vie qui en découlent. Il aborde toutefois des thématiques fortes que les deux sexes connaîtront : vivre seul·e, apprendre à se débrouiller par soi-même, gérer ses relations amicales ou amoureuses, assumer certains choix, finalement construire sa propre vie.
Nana Komatsu et Nana Osaki au début d’une nouvelle vie.
Nana est un excellent contre-exemple aux détracteurs du shôjo puisque l’autrice propose une histoire mature, relativement dure par certains aspects (la perte d’un être cher, le deuil, l’angoisse existentielle) mais profondément vraie qui confronte son lectorat à la réalité.
Le rapport à l’autre est central dans les shôjo : on traite souvent des thématiques du harcèlement, du rejet de l’autre, des apparences, des souffrances occasionnées, toutes ces notions qui transcendent les sexes et qui parlent à n’importe qui sans distinction de genre.
Les relations sociales
L’un des manges les plus populaires qui aborde ce concept est l’œuvre Sawako de Karuho Shiina. Pour rappel, Sawako (personnage féminin principale) est la rebut de son collège, rejetée par ses camarades à cause de son apparence qu’on assimile au personnage Sadako dans le film d’horreur The Ring.
Sawako Kuronuma, personnage principal de Sawako.
La méchanceté n’ayant aucune de limite, une rumeur se propage rapidement lui donnant le pouvoir de maudire les gens si ces derniers ont le malheur de la regarder plus de 3 secondes dans les yeux. Pour ne pas terrifier les autres et ne sachant pas comment se lier d’amitié, Sawako passe donc ses journées sans compagnie.
Un jour, Shôta Kazehaya lui adresse la parole, mu par sa nature de vouloir aider les gens laissés pour compte. Grâce au soutien de Kazehaya et sa protection, Sawako va peu à peu s’ouvrir aux autres et s’intégrer progressivement dans sa classe.
Alors que le harcèlement scolaire est un vrai fléau au Japon et que ce dernier se normalise de plus en plus dans nos salles de classe, Sawako est une œuvre sans distinction de sexe permettant de faire comprendre les souffrances vécues par les personnes harcelées.
Source de courage, de force et de dépassement de soi
Le shôjo, à l’instar du shônen, est aussi source de courage, de force et de dépassement de soi. Ainsi, un manga comme Banana Fish apporte une autre vision à celle du shôjo classique.
Armes à feu, courses poursuites, gangsters, drogue, prison, on est bien loin des scènes édulcorées qui collent à la peau des shôjo. Les personnages principaux sont masculins comme celui de Ash Lynx, qui est à la tête d’un gang de New-York à 17 ans (rien que ça !).
Affiche de la série animée Banana Fish
C’est donc une atmosphère plutôt masculine et violente qui se dégage mais qui permet de développer d’autres notions comme le sentiment d’appartenance à un groupe, la loyauté, le concept de territoire et le courage de sauver sa propre vie à ses risques et périls.
Plus doux, Fruits Basket est également un bon contre-exemple à fournir en cas de débat houleux : plébiscité par une grande communauté, autant apprécié par les filles que par les garçons, les personnages sont divers et apportent par leur développement des thématiques très larges regroupant multiples rapports à la réalité (si tu veux en apprendre plus tu peux lire ma chronique sur les bonnes raisons de regarder la nouvelle adaptation du manga).
Ainsi, à travers cet article, on peut toucher du doigt l’aspect universel du shôjo que l’on continue d’attribuer à tort et à travers à un public exclusivement féminin. De même, plusieurs autres titres peuvent être évoqués comme Le Pacte des Yôkai, Mon Histoire, Orange ou encore Otomen.
Article super important!! On peine a expliquer que plus que des fantaisies d’adolescentes, c’est « la vie, la vraie » qu’on aime autant dans nos shojos. Merci à toi de si bien nous le rappeler.
La restitution d’un milieu de vie déterminé se trouve dans beaucoup de BD japonaises de jeunes filles, c’est vrai – et certaines bédéastes n’hésitent pas, dans cette perspective, à se livrer à un travail documentaire très fouillé, à se rendre sur place, à rencontrer des gens impliqués dans le « monde » social qu’elles veulent décrire. Parfois aussi l’« espace » en question est plus complexe à cartographier, parce que l’autrice s’intéresse au quotidien d’une catégorie très précise de personne, par exemple un protagoniste souffrant d’un handicap moteur – comme dans Perfect love.
Mais en fait, la référence plus ou moins crédible à une réalité attestée – un lycée, une boîte de pub, une école d’art – n’est qu’une des orientations possibles de la BD shojo. – L’héroïne peut très bien vivre un dépaysement total et même assez violent, comme dans Fushigi Yugi de Yuu Watase et les nombreux isekai qui ont suivi. Cela ne change pas grand-chose à l’affaire ; il est tout à fait possible de fabriquer de la tranche de vie et du prosaïque en partant d’un univers entièrement inventé. En fait, les shojo mettent surtout l’accent sur la subjectivité des personnages et les relations humaines qui les construisent ; c’est leur point fort, le cœur de leur « réalisme ». A ce titre, la différence n’est pas si énorme entre des camarades de classe et les chevalières de Cefiro. Il s’agit concrètement, dans les deux cas, du rapport des individus à une collectivité, des liens qui se tissent entre ses membres.
Un aspect important que j’apprécie dans les BD japonaises, et plus particulièrement dans les shōjos, c’est l’attention aux choses infimes, aux petits détails, aux à-côtés de l’histoire, à la saisie d’une atmosphère ; cette manière de composer contribue puissamment à ancrer la narration dans « la vie, la vraie ». Exemple : il pleut ; les plus belles scènes de pluie que je connaisse, si j’excepte les vieilles estampes japonaises, c’est à des mangas que je les dois.
Je ne peux qu’être d’accord avec vous ! Et je trouve d’ailleurs que certaines adaptations japonaises retranscrivent avec justesse et poésie certaines scènes de la vie quotidienne : la pluie, le soleil et les bruits d’insectes l’été, et tant d’autres qui me rendent nostalgique sans savoir pourquoi !
Autre point, longtemps absent de la bande dessinée européenne et nord-américaine, et réellement typique des shōjo, c’est, justement, « l’étalage de nombreuses émotions : l’angoisse, la peur du rejet, l’amour, la jalousie et tant d’autres ». D’où l’importance du visage, mais aussi de la traduction par des moyens graphiques d’états mentaux internes. Moto Hagio, Riyoko Ikeda et leurs camarades ont pour ainsi dire inventé ce dessin subjectif. Pour exemple, les différents états de détresse par lesquels passe l’héroïne de La colline aux coquelicots, tels que les dépeints Chizuru Takahashi, m’ont fait grand effet. Nous lecteurs, nous sommes mis en position de partager les émotions du personnage ; et ce d’autant plus facilement que les compositions de shojos sont généralement décloisonnées. L’espace de l’image n’est pas aussi nettement clos par le filet des cadres et du multi-cadre ; il déborde tellement que souvent la numérotation des pages disparaît. Nous imaginons très bien le dessin se poursuivre au-delà de l’espace matériel de la page… dans notre propre espace. Nous sommes impliqués. Leur vie c’est notre vie.