Teens’ love : éro-manga au féminin

Parmi les catégories éditoriales dérivées du shōjo manga, nous connaissons bien les ladies’ comics (josei) pour les femmes adultes, et les boys’ love (BL) mangas qui mettent en scène des relations gays. Il existe pourtant une troisième catégorie plus récente encore, qui est populaire au Japon mais est relativement obscure dans nos contrées : le teens’ love (TL) manga, à savoir le manga érotique pour femmes.

Avertissement : certaines illustrations de cet article contiennent de la nudité.

Un manga érotique ?

Avant d’aller plus loin, il est je pense important de définir cette notion de « manga érotique ». Si l’on doit caractériser le teens’ love comme un genre, il convient de dire qu’il est centré sur l’expression sexuelle, c’est-à-dire que l’acte sexuel ainsi que sa représentation (la pornographie) jouent un rôle clé dans l’œuvre. Le niveau de détail graphique est variable d’une œuvre à l’autre, du softcore au hardcore, mais est en général assez explicite (minus la censure d’usage dans les œuvres érotiques japonaises, imposée par la loi). Un certain nombre de TL mangas sont par ailleurs classés R-18.

Le magazine de TL Muteki Ren’ai S*Girl, n°6, 2019, Bunkasha.

Outre « ero (エロ) », l’un des termes les plus associés au TL est celui de « H », qui se prononce « etchi (エッチ) », ce mot permet de décrire autant quelque chose d’obscène que l’acte sexuel en lui-même. D’autres termes associés sont « porno (ポルノ) » et « PINK », qui je pense n’ont pas besoin d’être explicités, et enfin « kyun (きゅん) », un mot-onomatopée qui décrit l’émotion qui nous prend lorsque notre cœur chavire brutalement d’amour.

Un peu de contexte

La sexualité apparait dans le shōjo manga vraisemblablement à la fin des années 1960 alors que le shōjo rentre pleinement dans l’adolescence. L’œuvre la plus notable de l’époque est Fire! (1969) par Hideko Mizuno, où l’acte sexuel est montré superficiellement. Les shōjo mangas qui suivent resteront dans cette lignée, même si l’on constate une augmentation de la charge érotique des œuvres dans les années 1980 sous le crayon de dessinatrices comme Chie Shinohara.

Les Femmes du zodiaque, par Miyako Maki, éditions du Lézard Noir.

Un véritable développement de l’érotisme au féminin débute avec les premiers gekiga pour femmes, là encore à la toute fin des années 1960, qui se veulent plus matures, dramatiques, politiques et cyniques que les shōjo mangas de l’époque. Nous pouvons le constater en français avec les Femmes du zodiaque (1973-74) de Miyako Maki, où l’autrice explore librement la sexualité et en fait l’un des thèmes majeurs de l’œuvre. Ces gekiga préfigurent les ladies’ comics des années 1980, qui deviennent réputés pour leur représentation de l’acte sexuel, parfois très crue, jusqu’à développer toute une gamme de magazines érotiques et pornographiques. Le plus célèbre de ces magazines est le Comic Amour de Sun shuppan, dont la circulation dépassera les 400 000 exemplaires mensuels à la fin des années 1990.

Enfin, les magazines de mode et de life-style pour adolescentes publient de temps à autre des shōjo mangas dans leurs pages. L’on peut notamment constater le développement de la sous-culture urbaine et sexuellement active des gals, et des magazines qui y sont affiliés. Kindai eiga-sha, une maison d’édition réputée pour ses magazines dédiés au cinéma, notamment érotique, lance en 1981 le Elle Teen, un « life magazine for teen gals » qui à en croire certaines couvertures comportant les mots « SEX » et « H », parle ouvertement de sexualité. Kindai eiga-sha continue avec le spin-off Elle Teen Comic en 1995, un magazine de shōjo mangas « mignons et H », qui va marquer le début du teens’ love manga en tant que catégorie distincte.

En effet des concurrents ne tardent pas à pointer le bout de leur nez, comme le Shōjo kakumei chez Issuisha ou le Ren’ai hakusho Pastel chez Ōzora shuppan. Certains magazines de shōjo mangas grand public, comme le Sho-Comi de Shōgakukan, commencent eux aussi à publier des histoires centrées sur la sexualité, mais avec un graphisme plus léger, avec par exemple les mangas de Mayu Shinjō. Ces premiers magazines TL avaient pour vertu de proposer aux adolescentes une forme d’éducation sexuelle à une époque où internet ne pouvait pas encore jouer ce rôle, notamment par l’intermédiaire du courrier des lectrices et des espaces de correspondances où les adolescentes pouvaient, de façon anonyme, discuter de la sexualité.

Anthologies de TL mangas du label Girls Pop, éditions Shōbunkan, 2006.

L’irruption d’internet sur mobile dans les années 2000 permet un développement conséquent pour le TL manga avec la migration des magazines sur le web, qui abandonnent de plus en plus le format papier, et la création de labels exclusivement numériques. La possibilité d’accéder à du contenu érotique depuis un appareil personnel fait en effet tomber de nombreuses barrières psychologiques bloquant l’achat en boutique pour les adolescentes. Ainsi lors de la décennie des années 2000, le TL représente à lui seul environ 10% des parts du marché du manga numérique, au même niveau que le BL. Et depuis le marché n’a eu de cesse de se développer.

Rapidement les publications TL ciblent de moins en moins les adolescentes et de plus en plus les jeunes adultes. Ainsi les héroïnes lycéennes deviennent plus rares, et les histoires d’office ladies font leur apparition. Le mouvement est encouragé par les autorités qui légifèrent à la fin de la décennie sur la question de la représentation du contenu sexuel dans les publications pour ado, avec les magazines shōjo et TL en ligne de mire. En conséquence les publications de ladies’ comics érotiques, qui deviennent démodées avec un lectorat de plus en plus vieillissant (typiquement des femmes de 40~50 ans), périclitent et sont phagocytées par le TL. Pour survivre certaines revues de ladies’ deviennent d’ailleurs des revues TL, comme le Lady’s Comic aya d’Ōzora shuppan qui devient en 2004 le Young Love Comic aya.

Anatomie

Extrait du catalogue du label Kaikan Club, éditions ThirdlineNext.

Un regard rapide sur n’importe quel catalogue de teens’ love mangas relativement récents permet de constater que la plupart des couvertures suivent un schéma similaire, à quelques exceptions près. Cette codification donne quelques clés pour comprendre le TL moyen.

L’héroïne est plus ou moins dénudée ; un code simple pour indiquer qu’il s’agit d’un manga érotique. Cette héroïne est entourée d’un ou plusieurs hommes, sûrs d’eux, comme si elle était leur prisonnière ; ce sont le plus souvent les hommes qui initient la relation. Les hommes ne sont pas forcément dénudés au contraire de l’héroïne ; l’érotisation de leur corps n’est pas forcément centrale dans la plupart des titres. L’héroïne a, au contraire des hommes, un visage bouleversé par diverses émotions ; ces émotions —et le plaisir— ressentis par l’héroïne sont au cœur du manga.

Cette codification de la couverture ressemble énormément à celle du cliché (un peu démodé) d’un certain type de shōjo mangas, ceux « de la voie royale », c’est-à-dire la comédie romantique. Le TL reste en effet très proche des canons du shōjo manga, contrairement aux ladies’ comics qui ont adopté des codes du gekiga et le BL qui s’en est bien différencié avec le temps.

Gokujō Hospitality, par Yukichi, publié dans le BABY G-Side, Fupro Comics, 2019.

Les TL sont donc centrés sur les émotions de l’héroïne, et surtout sur son plaisir sexuel. Si les corps masculins et les organes génitaux (censurés) sont représentés, ils ne sont pas le cœur des scènes de sexe, l’attention est plutôt portée sur l’atmosphère de la scène et sur ce que ressent l’héroïne lors de l’acte, avec tous les outils typiques du shōjo manga. En outre il est crucial que l’amour soit mutuel, ce qui requiert une construction de la relation en amont par le scénario : le sexe prend généralement moins de place que dans les récits érotiques pour hommes. Ainsi même si certains récits sont essentiellement pornographiques, la plupart des TL mangas sont donc fondamentalement des histoires d’amour.

Les partenaires suivent grossièrement les mêmes archétypes que ceux des shōjo mangas romantiques, auxquels on ajoute parfois une dimension fétichiste (l’uniforme, le BDSM, le furry…). L’on retrouve très ponctuellement quelques relations saphiques, ou des fantaisies sexuelles comme le changement de sexe magique (ce qui peut résulter en du simili-BL) tandis que les protagonistes masculins sont quant à eux exceptionnels. Si l’on retrouve tous les environnements classiques (école, travail, fantasy, isekai, historique…), le TL se concentre généralement sur les aspects jugés « positifs » de l’amour en mettant plus ou moins l’accent sur des motifs comme le romantisme, le mignon, l’humour, la sensualité, et cætera. En conséquence les genres aux émotions négatives, comme le drame ou l’horreur, existent mais sont vraiment marginaux.

Sonna ni suki nara idaite ageru, par Yūko Natsumoto, label Love kyun Comic, MMR, 2023.

Ainsi à écouter les autrices et éditrices, les agressions sexuelles et les viols n’existent quasiment pas dans le TL (contrairement aux ladies’ comics). Ou s’ils existent, il s’agit d’un prétexte pour que l’héroïne soit sauvée par son prince charmant. Mais malheureusement nous vivons dans des sociétés patriarcales et ainsi le TL n’échappe pas à certains travers vis-à-vis du consentement flou ou du « viol romantique », les mêmes que l’on retrouve dans certains shōjo mangas hélas. Il existe notamment le genre assez populaire du « do S (ドS) », où le partenaire, « sadique », possède une personnalité méchante et impose/force la relation à l’héroïne qui n’est pas consentante, mais en fait si, c’est ce qu’elle voulait depuis le départ !

Et en français ?

Le manga féminin, qu’il soit shōjo, ladies’ ou BL, a malheureusement tendance à être négligé par les maisons d’éditions francophones, il n’y a donc rien de surprenant à apprendre que le TL souffre exactement du même problème. Mais des quatre catégories, elle est la plus déficitaire, et de très loin.

Tu me diras que Pika possède sa collection Red Light spécialement dédiée aux récits érotiques pour femmes, que Soleil en publie lui-aussi régulièrement, de même qu’Akata. Je suis peut-être passée à côté d’un titre, mais a priori tous ces mangas sont des shōjo/ladies’, certes érotiques, mais pas des TL mangas à proprement parler. Ils viennent typiquement de magazines tels que le Sho-Comi, le Cheese! ou encore le Petit Comic, trois magazines de Shōgakukan réputés pour leurs récits plus ou moins érotiques. Alors que cette maison d’édition possède bien son propre label distinct dédié au TL : MobaMAN SWEETIE. Les récits y sont plus explicites que dans les magazines sus-mentionnés.

Alors peut-être du côté des maisons d’édition spécialisées dans le domaine érotique, telles que Hot Manga, Taifu Comics, ou encore leur marque NihoNiba ? Là encore il ne semble pas y en avoir un seul, manifestement tous leurs mangas viennent de publications pour hommes, comme le Comic Bavel.

Mais alors, y-a-t-il seulement un TL manga de publié en français ? Oui ! Le seul que j’ai trouvé est Hana et la bête, chez Meian en 2021, dessiné par Chihiro Yuzuki. Il a été originellement publié en 2018 dans le label Love Chu Cola de la maison d’édition Kasakura Publishing. Il s’agit d’un manga de fantasy/furry particulièrement mignon et lumineux.

Le constat étant établi, ne serait-il pas temps d’essayer d’en publier en français, un peu à l’image des espagnols avec notamment Odaiba Ediciones qui possède une collection dédiée ? La catégorie éditoriale a bientôt 30 ans d’histoire désormais…

Erratum 01/03/2023 : Concernant les TL en français, MangaConseil m’a fait remarquer qu’Asuka avait publié entre 2006 et 2009 une collection intitulée Lolita, qui contient 15 titres venant de deux magazines TL : le Ren’ai hakusho Pastel chez Ōzora shuppan et le Ren’ai yomikiri MAX (aujourd’hui Ren’ai Love MAX) chez Akita shoten. Tous ces mangas sont bien entendu en rupture aujourd’hui.

Merci énormément à MangaConseil pour cette information !

Références

Brient, Hervé, éd. 2010. Le manga au féminin. Manga 10 000 images 3. Versailles: Éditions H.

Mathews, Chris. 2011. « Manga, Virtual Child Pornography, and Censorship in Japan ». In Applied Ethics: Old Wine in New Bottles, 165‑75. Hokkaido University.

サイゾーウーマン. 2014. « 「ガテン男に溺愛されたい」「フェラはNG」TL編集者が明かす“女がエロに求めるモノ” ». サイゾーウーマン. 23 novembre 2014. https://www.cyzowoman.com/2014/11/post_14169_1.html.

兼村優希. 2015. « 女だって性々堂々と ティーンズラブ 脳科学で読み解く ». 中日新聞, 17 avril 2015. https://web.archive.org/web/20190707071857/https://www.chunichi.co.jp/hokuriku/article/popress/feature/CK2015041702000211.html.

守如子. 2017. « 女子が性表現の消費者になることの意味 : 「第7回青少年の性行動全国調査」データから ». 関西大学社会学部紀要 49 (1): 137‑58. https://doi.org/10112/11592.

萩原かおり, et 西原麻里. 2016. « ティーンズラブ(TL)とは?大人の乙女心をくすぐります ». めちゃマガ. 9 décembre 2016. https://mechacomic.jp/free/mechamaga/articles/what-is-teenslove-comics.

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Julia Popek

Férue d'histoire du shōjo manga et de ses dérivés. Passionnée par les œuvres de l'horreur, de l'étrange et occultes.

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