La crise sanitaire les a replacées sur le devant de la scène. Elles prennent la parole et la gardent, car qui d’autre qu’elles pour expliquer leur métier ? Elles sont femmes ou mères au foyer par choix ou par nécessité. Elles s’accordent pour dire que oui, le travail au foyer est un véritable travail. Exemple avec Mikuri, l’héroïne avant-gardiste du drama The full-time wife escapist.
On les imagine en tablier, accrochées à leurs vieilles baskets, fusant sur le « mamachari » (vélo de maman) ce fameux vélo à panier et siège pour enfant bon marché. Si on l’appelle « mamachari » il est en fait utilisé par tout le monde, et fait partie du paysage nippon.
Mais les stéréotypes résistent au temps. Durant la Covid, des témoignages de mères au foyer «heureuses d’être soumises » ont secoué les médias internationaux. « Non ! » s’écrient d’autres, qui partagent leur quotidien de femmes actives, libres, responsables. C’est aussi le discours de Mikuri. Elle va même plus loin : être femme au foyer n’empêche pas de recevoir un salaire. Les hommes ne devraient-ils pas payer leurs épouses pour toute leur activité dans la maison ? N’est-ce pas grâce à elles qu’ils peuvent justement s’adonner à leur travail ? Pour Mikuri, c’est sûr : il faut réparer l’injustice.
Tout travail mérite salaire
Mikuri Moriyama, 25 ans, trois tonnes de diplômes et gros CV. Hélas, elle alterne CDD et chômage, erre dans la maison familiale en s’épanchant sur l’horreur de la vie. Son père la recommande pour faire le ménage chez Hiramasa Tsuzaki, 36 ans, ingénieur célibataire qui ne blague pas avec la poussière. Mais quand les Moriyama déménagent à la campagne, Mikuri doit choisir entre les poussières de la ferme et celles de chez Hiramasa. Le choix, vite arrêté, se maquille en mariage arrangé. Impossible, pour Mikuri, d’expliquer qu’elle a troqué le CV kilométrique pour les kilomètres de chiffons. Elle n’a pas honte. C’est la société qui n’est pas prête.
Josei manga à succès de Tsumami Umimo, Nigeru wa Haji da ga Yaku ni Tatsu (fuir est honteux, mais utile) est prépublié en 2012 dans le magazine Kiss (Kodansha). Inédit en France, il est disponible en numérique chez Kodansha US. En 2016 sort l’adaptation en drama ; (disponible en France sur Netflix et Viki sous le titre The full-time wife escapist). Au scénario : Akiko Nogi. À la réalisation : Fuminori Kaneko, Yasuharu Ishii et Nobuhiro Doi. Kenichiro Suehiro signe les musiques. Côté casting, Yui Aragaki (Mikuri) et Gen Hoshino (Hiramasa). Le duo fonctionne à merveille. Il faut dire que Yui et Gen sont véritablement mariés ! Le drama est aussi un succès ; une suite sort en 2021.
L’histoire aborde plusieurs thématiques : la différence d’âge, le sexisme, les femmes dans l’entreprise, les stéréotypes, les femmes au foyer… Ce sont elles que nous allons étudier, avec des allers-retours entre fiction et réalité.
À la maison, les femmes japonaises ?
Coup de tonnerre en 2013. Une enquête du ministère de la Santé sur la jeunesse au Japon provoque la stupeur dans le monde. 34,2 % des Japonaises célibataires interrogées déclarent qu’elles voudraient devenir femmes au foyer. Soit, près d’un tiers des sondées (l’enquête a ciblé 3133 Japonaises et Japonais de 15 à 39 ans). Les 3/4 des Japonais interrogés estiment que oui, la place des femmes est à la maison, pour s’occuper du foyer et des enfants. La carrière des femmes ? 60 % des sondés l’estiment peu importante. 29 % ajoutent que le rôle d’une femme est de « soutenir le mari pour qu’il puisse travailler sérieusement ».
Ces chiffres ont-ils inspiré Tsumami Umimo ? Son manga débute fin 2012 et se poursuit jusqu’en 2020. Il prend vite des allures avant-gardistes, entre une Mikuri défenseuse des droits des femmes au foyer, et un Hiramasa fervent supporter de son épouse-salariée. Car on peut aussi voir, à travers l’enquête du ministère de la Santé, que le monde du travail stigmatise, exclut et discrimine les femmes.
La révolution avortée
Que se passe-t-il au Japon en 2013 ? Shinzo Abe, revenu au pouvoir en 2012, lance les désormais célèbres « Abenomics ». Le plan est censé redynamiser l’économie du Japon. Le pays peine à se remettre des multiples chocs économiques subis depuis les années 90 (avec l’éclatement de la bulle immobilière). Au cœur des Abenomics, les « Womenomics », visant à augmenter la part des femmes sur le marché du travail. À l’époque, 60 % d’entre elles quittent leur emploi lorsqu’elles fondent une famille. Celles qui vivent seules dénoncent des salaires trop faibles (environ 30 % inférieurs à ceux des hommes), une insécurité au travail, un manque de reconnaissance…
Mais le gouvernement de l’époque n’est pas devenu féministe. Il a juste lu les projections inquiétantes sur l’économie japonaise. La population vieillissante grignote la croissance. Encourager le travail des femmes, c’est mettre plus de main-d’œuvre sur le marché du travail pour booster l’économie (et éviter de recourir à l’immigration, sujet tabou…). Le bilan est cependant mitigé, tant pour les Abenomics que pour les Womenomics. Malgré les beaux discours, rien ne semble fait pour s’attaquer aux inégalités femmes-hommes. D’après l’Institut national de recherche sur la population et la sécurité sociale (NIPSSR), une femme sur trois (20-64 ans) vivant seule était dans la précarité en 2014. Des problèmes toujours présents aujourd’hui. Le défi est grand pour l’actuel gouvernement Kishida, car en la matière, le Japon reste l’un des mauvais élèves des pays de l’OCDE.
Femme au foyer, mère célibataire
On comprend mieux l’intérêt de Mikuri pour l’argent. Autour d’elle, les discriminations demeurent. Son amie Yasue divorce et se retrouve seule avec une fille en bas âge. Inconcevable, pour le Japon traditionnel. La femme ou mère au foyer devrait supporter les errances de son mari pour la paix du logis. Yasue ose affronter sa nouvelle réalité : trouver un travail et gagner assez pour vivre avec sa fille. Car la pauvreté menace les mères célibataires. En 2012, le ministère japonais des Affaires sociales révèle que 16,1 % des Japonais vivent sous le seuil de pauvreté, avec une pauvreté plus importante chez les familles monoparentales. C’est la pauvreté cachée, honteuse, que le Japon préférerait oublier. Le problème a empiré, notamment depuis la crise sanitaire.
Mikuri aussi s’inquiète pour son avenir. Réaliste, pragmatique, elle sait que les temps restent durs pour les femmes. Sa brutale reconversion professionnelle la plonge dans un monde qu’elle ne voyait que de loin : celui des femmes et mères au foyer. Maintenant qu’elle les côtoie, elle a presque honte d’avouer qu’elle est payée pour ce qu’elle fait, alors que les autres continuent d’œuvrer gratuitement. Au Japon et ailleurs, on a encore cette vision fausse de la femme ou mère au foyer qui ne vivrait que par et pour son mari et ses enfants. Mikuri n’envisage pas son rôle ainsi, et Hiramasa non plus. Ensemble, ils bousculent les règles et redéfinissent le couple.
La plaie des stéréotypes, le poids des traditions
Mikuri dénonce la double peine des femmes et mères au foyer. Leur travail est, au mieux ignoré, au pire, méprisé. Elles sont pourtant aussi actives que les autres. Mikuri soutient aussi les salariées. En 2022, elles ne gagnent en moyenne que 78 % du salaire des hommes. Un sexisme hélas ordinaire, où la notion de « rôle » occupe une place capitale. Dans chaque sphère sociale (couple, famille, entreprise…), chacun aurait un rôle figé. En réinventant leur couple, Mikuri et Hirumasa taclent des normes qu’ils jugent dépassées.
Tout de même. Hirumasa avait-il vraiment besoin d’une employée à domicile ? Il vit seul dans un appartement toujours propre (il est du genre soigné). Et que dire de Mikuri ? Pourquoi n’a-t-elle pas continué de chercher ou ne s’est-elle pas reconvertie ailleurs ? Dans son combat, elle semble parfois supposer que seules les femmes seraient concernées par le ménage, la cuisine ou l’éducation des enfants. Le drama dénonce timidement, mais retombe parfois dans les clichés. Oui, l’homme peut prendre le nom de famille de sa femme, mais en l’occurrence, c’est plus pratique si la femme change. Oui, la femme peut gagner plus l’homme, mais en l’occurrence, c’est l’inverse qu’on voit. Et quand la femme gagne très bien sa vie, elle est forcément seule et c’est un problème (exemple de la tante de Mikuri).
L’homme fort est sensible
Les jeunes Japonais s’éloignent de plus en plus du modèle traditionnel de l’homme, ce salaryman censé tout donner pour son travail. Ils veulent avoir du temps pour eux. Ils veulent profiter de la vie. Ils veulent se découvrir, jouer, flâner, voyager dans la ville ou le pays d’à côté. Pour eux, le véritable homme fort est celui qui montre sa sensibilité, ses limites, et qui appelle à l’aide. Les rôles, ils ne les définissent plus. Ils refusent de supporter le poids financier de la famille. Encore plus aujourd’hui, un seul salaire ne suffit pas à faire vivre une famille. Lorsqu’ils veulent des enfants, les hommes s’imaginent prendre soin d’eux. Certains envisagent même de devenir pères au foyer. Ceux qui ont franchi le pas évoquent leur quotidien difficile, entre incompréhension et jugement d’une société pétrie de préjugés. Mais ils parlent aussi de leurs joies, bien plus nombreuses.
Une comédie socio-politique ?
C’est aussi un problème de reconnaissance. Mikuri le montre bien lorsqu’elle ne reçoit plus les félicitations de Hirumasa, lorsqu’elle peine à lui raconter sa journée. On pense à tort que les femmes et hommes au foyer ont des journées ennuyantes, comme si le seul actif valable était celui qui travaille dans l’entreprise. Or, ce sont bien les femmes au foyer qui montent au front : depuis le drame de Fukushima, des collectifs de femmes et mères au foyer organisent des manifestations et invectivent le pouvoir (comme Mari Suzuki et le collectif Happy Island). Opposées au nucléaire, elles militent pour un environnement sain pour leurs enfants.
Côté éducation aussi, les mères et pères au foyer s’investissent dans un métier essentiel : former les adultes de demain. Une mission noble qui mériterait d’être davantage mise en valeur.
Plutôt que des rôles figés, les héros de The full-time wife escapist proposent une vision d’équipe : Mikuri et Hirumasa s’entraident et discutent. C’est la clé pour la paix dans le couple et la valorisation de chacun. Hirumasa exportera même ce modèle au travail. Pourquoi les hommes ne prendraient-ils pas un long congé parental ? Pourquoi ne feraient-ils pas la cuisine et le ménage, non pas pour aider leur femme, mais parce que ces choses doivent être faites par tout le monde ? Le ton léger et positif fait passer les idées en douceur. Plutôt que de baisser les bras devant la tradition sexiste, Mikuri et Hirumasa préfèrent construire leur propre projet de vie. Un véritable programme socio-politique !
Ayant un peu de mal avec les jdrama, je serais en revanche ravie si la version manga arrivait chez nous car les thématiques, qui font écho à celles de M Hiyama chez Akata, me plaisent beaucoup. Merci pour la découverte !
[…] Dimanche 30 avril : Le métier de femme au foyer : l’exemple de Full time wife escapist […]
Merci pour ton commentaire n_n ! Moi aussi, j’espère que le manga sortira prochainement chez nous^^ Effectivement, ce sont des thématiques qui font réfléchir n_n.